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Qui a peur de la culture ? Une théorie scientifique de la culture

  • Qui a peur de la culture ?
Une théorie scientifique de la [...]

Date de sortie : Samedi 01 février 2003
Genre : Essai

Année : 2003
Rubrique : Histoire/société

Quatrième de couverture
Raymond Chasle avait entrepris de légitimer la nécessité d'une théorie de la culture en démontrant que les courants de pensée qui ont traversé la philosophie et les sciences ont entravé l'émergence d'une conception unifiée de la culture.
Il n'a malheureusement pas pu achever la rédaction de cet ouvrage monumental auquel il avait consacré les dernières années de sa vie, une Théorie de la culture conçue comme un outil épistémologique pour sonder l'histoire de la pensée et faire apparaître les raisons profondes qui ont entraîné la débâcle, la situation de désastre généralisé de cette fin de siècle.
Après le décès de Raymond Chasle, son épouse et ses amis ont dépouillé, réuni, classé ses manuscrits afin que ce travail d'érudition déjà accompli soit publié malgré tout et offre aux étudiants et aux chercheurs du Nord et du Sud l'occasion, en orientant leur réflexion vers les nouvelles pistes transculturelles suggérées par l'auteur, de mettre en évidence l'inadéquation des concepts et des formes du langage aux situations et exigences du XXI°siècle.
"Seule une théorie de la culture mettant en lumière les problèmes de la tradition et de la modernité, la philosophie du langage, la théorie des besoins, matériels et immatériels, l'exigence d'un nouvel ordre culturel, peut permettre le décloisonnement nécessaire pour aborder l'analyse objective des relations Nord/Sud dans une perspective globalisante au service de l'épanouissement de tous les hommes et non plus de quelques uns au détriment d'une majorité de laissés pour compte."

Préface par Jean Poirier

Un ouvrage comme personne n'en a jamais lu pour la bonne raison que ce sont les matériaux recueillis pour la rédaction d'un livre que l'auteur n'aura pas eu le temps de terminer. Aux profonds regrets que cette déception fait naître, comme on s'en doute, se mélangent, assez étrangement, l'éveil d'un nouvel intérêt ; on pourra disposer, pour la première fois, de l'intégralité des notes préparatoires d'un travail que Raymond Chasle s'était tracé, un programme d'une très grande portée destiné à proposer une vaste synthèse sur la culture et le développement.
C'est sa femme, Aimée Chasle, qui a voulu réunir tous ces documents, aidée par les plus proches collaborateurs de son mari. La gageure, car c'en est une, a été tenue après deux années d'un travail continu, dont on imagine facilement l'ampleur, à la fois techniquement ingrat, affectivement difficile, et cependant exaltant. Il n'était pas non plus évident de pouvoir rapidement trouver un éditeur qui puisse s'intéresser à une telle entreprise.
Nous ne prétendons pas présenter ici la personnalité très séduisante, d'accès parfois difficile, de Raymond Chasle, qui a été à la fois gestionnaire, théoricien et poète – un ensemble, je dirai un alliage – que l'on n'a pas l'habitude de rencontrer chez un haut diplomate. J'essaierai de montrer la logique interne de sa pensée, en rappelant comment se situe son action, en tant que pionnier de la promotion de la dimension culturelle du développement – une expression qui, il y encore peu d'années, n'était rien moins que banale.
Pour cela, nous sommes amenés à faire un bref rappel historique pour montrer, schématiquement, comment ont évolué les idées depuis la fin du XIXe siècle. On a d'abord assisté à la mondialisation de la théocratie marxiste dont on peut dire que, bien avant la naissance de l'expression, elle a été considérée comme l'attitude correspondant à la "politically correctness" auprès de nombreux intellectuels. Après la seconde guerre mondiale, c'est surtout l'intelligentsia de ce qu'on appelait le Tiers Monde qui a été séduite par la théorie. La "révolution de 68", apparue d'abord, ce qu'on oublie souvent, aux États-Unis, avant de gagner l'Europe en général et la France en particulier, a été à l'origine d'un schéma "d'intelligibilité" qui était fondé, en bonne orthodoxie marxiste, sur le tout économique.
Il est nécessaire de marquer à la fois l'intérêt et les limites de cette interprétation. Son importance est bien connue et ne saurait être sous-estimée : pour la première fois, un penseur dénonçait les mystifications et les aliénations dont les hommes étaient les victimes (souvent tout à fait inconscientes) et annonçait des temps meilleurs ; pour la première fois, l'homme était averti qu'il pouvait s'affranchir de son destin et devenir l'acteur principal de sa propre histoire. Et Marx tirait la leçon de la révolution industrielle en inventant les nouveaux concepts qui allaient être mis en œuvre : infrastructures déterminant des superstructures, primauté du cadre technico-économique, classes sociales, plus-values, prolétariat, travail parcellaire, réifié, déshumanisé, exploitation des dominés par les dominants, préparation de la future révolution ouvrière et paysanne (dictature du prolétariat).
Ce schéma prenait en compte les nouvelles donnes de la société. L'analyse était correcte, sinon les prévisions (puisque cent ans plus tard le capitalisme est toujours là). Mais il est essentiel de savoir qu'il ne s'appliquait qu'à cette société industrielle au sein de laquelle il était né et que son extrapolation pour les autres types de société n'était pas valable ; c'est ce que Marx lui-même, dépassé par ses disciples, a dit expressément, en termes non équivoques, ce que l'on semble ignorer profondément : le schéma marxiste n'est applicable ni aux sociétés orientales ou asiatiques, ni aux sociétés traditionnelles (alphabétisées ou on). Les marxistes n'ont pas tenu compte des avertissements de Marx et ont essayé de proposer des adaptation au modèle avec le M.P.A. – Mode Production Asiatique – le mode production traditionnel de type lignagier, en ignorant ou en déformant complètement la réalité. Marx qui, avec Engels et sur l'initiative de celui-ci, avait acquis une très bonne connaissance de la littérature ethnographique de son temps, (et que les deux amis étudiaient passionnément) savait que les sociétés traditionnelles sont construites sur des modèles différents, que l'on peut d'ailleurs retrouver dans l'ancienne Europe. Il n'y a pas de conditionnement par l'économie et la technique, lesquelles sont au contraire dans la dépendance de la parenté et de la sacralité ; il n'y a pas de classes sociales (c'est à partir de l'époque coloniale qu'elles se sont esquissées) ni d'exploitation par le capital - ni d'opposition intrastructures/superstructures. On y trouverait plutôt des "interstructures" (où c'est la relation nature/culture qui est dialectique), les systèmes d'interrelations entre des groupements divers (fondés sur l'âge, la caste), l'initiation à une confrérie, la fraternité par le sang, l'appartenance totémique, etc. Les critères de statut, d'âge, de parenté et d'alliance fondent les hiérarchies et les complémentarités ; les "dominants" et les "dominés" sont solidaires et souvent comme à Maurice - le pays de Raymond Chasle - au sein de la communauté indienne, l'ancien esclave, ou même l'intouchable, doit être présent au mariage de la fille noble pour que l'union soit valable ; le personnage social prime sur la personne individuelle, mais celui-ci ou celui-là sont parties prenantes dans la même entité où l'on retrouve l'ancêtre, l'esprit ou les génies du terroir. C'est parce qu'on n'a pas respecté en Afrique l'enseignement de Marx que celui-ci a proféré la célèbre parole : "Si c'est cela le marxiste, alors je ne suis pas marxiste".
Depuis, l'intelligentsia, en Afrique ou ailleurs, a beaucoup évolué. En 1968 on a abandonné le tout économique pour le "tout politique". Les slogans n'étaient pas très pacifiques, mais catégoriques : "Élections, pièges à cons…", "le pouvoir est au bout du fusil". La seule méthode pertinente pour la compréhension des faits sociaux était tributaire de la science politique (de la "politologie") à laquelle les facultés de droit consacrèrent des filières spécialisées. Mais les mots s'usent vite de nos jours. Au cours des années quatre-vingts, on a pris la mesure et les limites du politique, et compris que lui-même avait des déterminants. C'est là qu'on a souligné un peu partout l'importance de la culture, et le "culturel" est devenu un terme fétiche (avec une série de substantifs et d'adjectifs dérivés, dont on se contentera de rappeler quelques exemples : interculture, hétéroculture, culture "duale" ou "plurielle", interculturel, pluriculturel, sous-culture, enculturation, déculturation…) Fort heureusement, on n'a pratiquement pas parlé du "tout culturel", ou très peu ; bien entendu, aucun élément n'a le monopole de l'architecture sociale, et la culture est toujours à la fois une cause et une conséquence.
Mais ce qu'il importe de souligner, c'est qu'il s'agissait de déclarations qui n'étaient guère suivies de réalisations. On se plaisait à dire que la culture était une donnée fondamentale qu'il convenait de prendre en compte en priorité pour réaliser le développement, mais ces pieuses déclarations demeuraient sans effet. A la limite, il s'agissait d'une mode, ou même d'une néo-magie que les développeurs verbalisaient dans leurs discours ou dans leurs projets sans qu'il y ait une véritable application sur le terrain. On pourrait dire un florilège de citations qui serait très significatif.
Et pourtant, telle était bien la bonne méthode, car le développement sera culturel ou ne sera pas (ou plutôt il ne sera pas un vrai développement : il sera un faux développement ou, assez souvent, au plan social ou régional, un sur-développement).
Ce rappel historique était nécessaire pour que nous puissions apprécier à sa véritable valeur l'apport de Raymond Chasle. Concepteur, gestionnaire, novateur, notre ami n'a pas craint de déranger des conformismes et de dépasser les idées reçues. Il s'est fait l'avocat de la prégnance de la culture (des croyances et pratiques traditionnelles, des valeurs, des idéologies) pour fonder les politiques de développement sur des bases solides. Il a mené cette lutte sans se décourager malgré les incompréhension, voire les inimitiés, et il faudra se souvenir quand les choses deviendront bientôt évidentes, que c'est Raymond Chasle qui a défendu ce qu'on peut appeler les préalables culturels du développement économique et social.
Il a été aussi un poète, un vrai… Et n'est certainement pas l'aspect le moins original de cet auteur, discret mais chaleureux, secret parfois mais toujours ouvert au dialogue, et qui avait compris le sens profond de la parole du poète qui, seule peut-être, permet de dire l'indicible, et qui en réalité n'est pas antagoniste de la science de l'homme, mais complémentaire, comme le montre l'exemple que je donnerai dans un instant.
J'ai toujours pensé qu'il existait un profond accord entre l'ethnologue et le poète – un accord situé à un plan profond de la pensée, et qui n'arrive pas souvent à la conscience claire. Cet accord, cette rencontre ou cette connivence concernent les universaux, ces invariants culturels encore trop méconnus et qui, transcendant toutes les différences, font que tous les hommes se rejoignent en l'humanité. Est-ce que cette leçon "d'humanisme" au sens plein du terme ne mériterait pas, à elle seule, que l'on commence enfin ce vaste inventaire des modèles et des valeurs des ethnies et des sociétés à travers le temps et l'espace, pour arriver à distinguer le détail de l'essentiel, la modalité et le principe, le variable et l'invariant, afin d'arriver à comprendre, une fois faite la part de la contingence et du milieu, ce que représente, dans le déploiement foisonnant de la création, la signification de "l'hominité". Et c'est alors que l'on verra s'affirmer cette convergence admirable entre la fulgurance du poète et les constat de l'ethnologue. Convergence inattendue seulement pour ceux qui n'ont pas voulu savoir que la poésie et l'ethnologie ont ceci de commun que celle-là disant l'indicible et celle-ci le non-dit, elles expriment l'une et l'autre ce qui, au-delà de l'immense invariabilité des cultures, est l'essence du message humain.
Ce ne sont pas là que de pieuses espérances ; voici un exemple précis, parmi beaucoup, de ces conjonctions entre les deux témoignages. Chacun connaît Léo Ferré, disparu il y a quelques années, l'un de ces auteurs compositeurs interprètes qui montrent que la poésie aujourd'hui, fuyant un monde désenchanté, s'est réfugiée dans la chanson – avec Jacques Brel et Charles Trenet (il faut ici redire que pendant presque toute la première moitié du XXe siècle, les grandes revues intellectuelles et les journaux quotidiens publiaient régulièrement des poèmes… Un temps proche qui paraît bien lointain). Dans une chanson alchimiste qui a connu une audience mondiale, Léo Ferré parle de "la cigarette qui prie" (C'est extra). Licence de fantaisiste, échappée de plume, ou coquetterie d'écriture ? Rien de tout cela ; au contraire, une prescience visionnaire sur l'un des grands invariants culturels, mais qu'il n'est pas facile de mettre en mots. En réalité, l'être humain toujours conscient de sa fragilité, a toujours recherché des garants, des tuteurs, de cautions, qu'il s'agisse des totems, des pères ou des prêtres, des esprits ou des dieux et, par la magie ou la religion, ou par un mixage des deux, il a toujours tenté d'obtenir une protection de l'invisible ; la prière et le sacrifice sont les deux grands procédés auxquels il a eu recours, encore mis en œuvre aujourd'hui partout. L'odeur du sacrifice montait dans l'antiquité jusqu'aux dieux de l'Olympe, mais l'ascension continue de nos jours ; la cigarette produit une fumée sacrificielle ; "l'acte" de fumer, aux fonctions complexes, procure un masque pour le corps, immobilise la durée, sécurise l'orant, et, entouré de sa gestuelle répétitive, s'analyse comme un rite conjuratoire qui, en effet, parle comme une prière qui monte au ciel – et forme comme un sacrifice. D'autres homologies s'affirment en symbolique, en magie, en divination. N'oublions pas que Rimbaud a retrouvé la couleur des phonèmes, et la musique, cette autre poésie, a livré le sens des sons – comme le poème.
Ces convergences n'ont rien d'étonnant si l'on se souvient que l'ethnologie, par rapport aux autres sciences sociales, comme l'histoire, l'économie, la psychologie, la sociologie, se définit comme étant la discipline des "transversalités" ; elle est en mesure d'apporter une interprétation nouvelle des différents aspects de la vie individuelle et sociale, et peut faire comprendre que l'on doive appréhender le problème non pas en termes de contradiction, mais en termes de complémentarité. La plus éclatante illustration de ce principe (qui se retrouve à travers toutes les cultures) est double : c'est la loi – n'ayons pas peur des mots – de bénédiction par l'injure et de purification par l'ordure ; rien de plus opposé, en apparence, à la logique la plus évidente, et pourtant on s'accorde partout sur cette coïncidence des contraires : d'une part l'insulte est salvatrice (et justement c'est un poète, le plus grand sans doute) qui le rappelle : "Monstre, lui dit sa mère" (V. Hugo) – et nous savons que les mots d'amour les plus doux sont construits parfois de la même façon -. D'autre part, l'excretum est cathartique, d'un bout du monde à l'autre : les étudiants se le disent avant de passer un examen ; marcher dans un excrément porte bonheur ; la bouse de vache est un produit précieux, et pas seulement en Inde. Dans la forêt malgache, j'ai connu une ordalie qui utilise le même procédé : une "sorcière" a avoué le meurtre de plusieurs enfants après avoir été contrainte d'avaler un peu de ce produit efficace (la réalité est complexe : il est certain que beaucoup de sorcières brûlées au Moyen Age pour commerce avec le Diable n'avaient jamais forniqué avec le Malin et il est possible que la sorcière de la forêt malgache n'ait tué qu'en intention, ou même qu'elle n'ait tué personne).
Bien évidemment, tout étonnement devant ces universaux serait incongru, car, nous venons de le dire, les universaux fonctionnent aussi dans la société française ; faut-il rappeler que l'urine a des propriétés antiseptiques et que la Princesse Palatine en absorbait un petit verre tous les matins ? Ce que nous avons voulu dire, c'est que l'ethnologie comme la poésie permet de faire des liaisons et des relations inattendues – et nous avons appelé Léo Ferré et Victor Hugo en caution de Raymond Chasle, au cas où il en aurait besoin.
Mais la meilleure caution sera la lecture des documents présentés dans les pages qui suivent, et qui montrent bien comment Raymond Chasle a su à la fois s'adresser à des sources très diverses et centrer toujours sa pensée sur les mêmes objectifs. On pourra mesurer à quel point les différents thèmes s'ordonnent pour composer des "motifs" que seul l'auteur aurait pu utiliser, mais qui nous font regretter un peu plus que le livre prévu ne puisse être livré que sous cette forme provisoire – en chrysalide…
Nous espérons profondément que d'autres projets, d'autres programmes, ne seront pas compromis par la disparition prématurée de leur inventeur ; nous n'en évoquerons qu'un seul, assurément le plus séduisant ; la caution à Maurice de l'Institut de l'Océan Indien pour les Droits de l'Homme et la Démocratie. Là encore, il y a interdétermination des éléments. Il reste encore un long et difficile chemin à faire, mais comme dirait le poète, une chose est sûre : il va dans la direction du soleil levant.

Jean Poirier

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